L’ouvrage “Eléments de démocratie technique” vient de paraître aux éditions du Pôle multimédia de l’UTBM. Dirigé par Yves-Claude Lequin et Pierre Lamard, il fait intervenir des historiens, des sociologues, des philosophes, des techniciens et des pédagogues sur cette question devenue fondamentale à bien des égards : dans quelle mesure les citoyens peuvent-ils dominer la technique au lieu de la subir. Une approche aussi novatrice que foisonnante. Interview.
Yves-Claude Lequin et Pierre Lamard, que recouvre la notion de “démocratie technique” ?
Il s’agit d’une thématique à la mode, même si l’association de ces deux mots est profondément nouvelle. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons voulu éclairer cette notion de divers points de vue. La démocratie technique, c’est en quelque sorte faire le pari que l’humain peut diriger un système technique au lieu de le subir. Ou, à tout le moins, participer à des choix, agir, exercer un pouvoir… C’est ne plus confier une technique aux seuls experts, mais la rendre accessible au grand public.
A quand remonte cette idée de démocratie technique ?
Aux années 1999/2000, époque à laquelle on a commencé à parler de démarches participatives, où de grands débats ont été ouverts concernant le nucléaire, les nanotechnologies ou les OGM. Mais on s’arrêtait alors à des consultations, des avis, et les démarches dites participatives étaient parfois un prétexte ou un exutoire. Au final, c’était toujours les mêmes qui décidaient. A contrario, la notion de démocratie technique implique de pousser la démarche jusqu’à la décision.
La démocratie technique a-t-elle, dans le passé, été appliquée ?
Des initiatives s’en sont approchées, oui. Ce fut en partie le cas par exemple dans les ateliers sociaux à Paris en 1848 ou 1871, où des ouvriers revendiquaient de travailler selon leur propres voeux d’organisation. Plus tard, en 1913, les ouvriers de Renault se sont mis en grève contre le taylorisme, le travail à la chaîne et le chronométrage. Ils refusaient qu’on leur impose des tâches parcellaires et répétitives, et un système de travail qui appauvrissait leur savoir-faire. En Europe de l’est, les révolutions de type bolchévique ou autogestionnaire ont elles aussi vu apparaître des initiatives tendant à l’autodécision, au choix par les ouvriers eux-mêmes de leurs outils, de leurs méthodes de travail…
Plus proches de nous, des tentatives ont aussi été menées en Franche-Comté…
Oui, avec le mouvement des Lip en 1973 par exemple. Ou, moins connue, l’organisation sociale qui avait été mise en place de 1890 à 1900 à Saint-Claude, dans le Jura, où des ouvriers s’étaient structurés en coopératives de production, de consommation, possédaient leur propre sécurité sociale, leurs systèmes de soins et de mutuelle…
Et de nos jours ?
Ce livre, justement, s’interroge sur les domaines où la démocratie technique peut, ou pourrait s’exprimer. Il ne porte pas d’appréciation morale, mais va dans le grain des choses concrètes. Par exemple, Erwin Van Handenhoven, qui est designer dans un grand groupe industriel, s’interroge sur la révolution que constitue l’impression 3D. A elle seule, cette innovation majeure soulève une multitude de questions. L’impression 3D est-elle vraiment démocratique, dans la mesure où elle permet à quiconque de fabriquer une foule d’objets ? Cette technologie est-elle bien utilisée ? Ne risque-t-elle pas d’être dévoyée, car elle permet par exemple de fabriquer des armes ? Qui contrôle les logiciels capables de faire fonctionner les imprimantes ? Vers quels horizons cette technique nous amène-t-elle, avec notamment les questionnements autour de la réparation du vivant ? Plus globalement, internet, le numérique, sont au coeur des réflexions sur la démocratie technique, tant ces champs peuvent tout autant nous libérer que nous emprisonner. Ils impliquent parfois une reprise de contrôle par les citoyens, comme nous l’observons avec le développement de Linux, que l’on peut assimiler à une méthode d’émergence démocratique…
L’ouvrage s’interroge aussi sur les systèmes de formation aux technologies ?
Forcément, car la réflexion sur l’enseignement des sciences humaines et sociales délivré aux élèves-ingénieurs est au coeur des universités de technologie. Nous pensons qu’un ingénieur ne doit pas être un simple sous-officier de l’industrie, mais au contraire qu’il doit être capable d’imagination, de création, d’innovation… C’est pourquoi il faut sans doute, comme l’écrit Bernard Decomps (Académie des technologies), que l’enseignement technologique jusqu’au bac ne soit pas qu’une approche manuelle, mais induise une véritable réflexion sur les outils de la technique contemporaine.
“Eléments de démocratie technique”, sous la direction d’Yves-Claude Lequin et Pierre Lamard, 19 €, Collection Sciences humaines et technologie, Pôle éditorial, UTBM.
Crédits
Un article de : Serge Lacroix
Crédits photos : UTBM / DR